Valeurs Nature

37 - février 2014

La Lettre d'Information de Synphonat

Dossier de février
Les lobbies enseignent le bon goût

Dossier de février - Les lobbies enseignent le bon goût

C'est la crise ! Qu'on se le tienne pour dit ! L'homme de la rue encaisse tant bien que mal et l'État, endetté et pas certain de savoir augmenter les recettes, cherche à réduire les dépenses. Alors il définit des priorités, arbitre, tranche. Selon la doctrine et les intérêts qui animent les gouvernements successifs, tel ou tel ministère se voit amputé de pans entiers de son budget de fonctionnement.

Tenez, prenons le cas de l'Éducation Nationale : quiconque scolarise ses enfants dans le système public ne peut qu'assister, impuissant, au rognage des effectifs d'enseignants ou, sous la responsabilité des municipalités, aux dysfonctionnements récurrents des fonctions périphériques que sont les centres de loisirs associés à l'école ou les cantines.

L'État saisit parfois la main tendue

Alors, parfois, lorsqu'une main secourable est tendue, qui permet de déléguer des missions ne relevant pas véritablement de sa fonction régalienne, eh bien l'État, par la voix ou la plume de l'un de ses ministres, la saisit, cette main. Bon ... mais, filons la métaphore, comme chacun sait, la main ne se meut pas d'elle-même. Il y a derrière les mouvements de cette extrémité de nos membres antérieurs une volonté, attribuable au système nerveux central et pas toujours totalement désintéressée.

Pourquoi vous parler de tout ça ?
Nous allons y venir.

Vous souvenez-vous du PNNS, le Programme National Nutrition Santé ? Nous lui avions consacré un dossier en janvier 2013. En novembre de la même année, nous concluions que les moyens dont dispose ce programme demeurent bien dérisoires face aux dépenses publicitaires plus ou moins directes de l'industrie agroalimentaire. Une initiative louable des autorités sanitaires, pourtant, visant à réduire l'apparition et la prévalence de pathologies de plus en plus préoccupantes comme le diabète de type 2 ou l'obésité.

L'éducation à l'alimentation confiée aux groupes d'intérêt

Mais c'est là qu'est le hic ! Alors que d'un côté l'État s'efforce d'améliorer la santé générale de la population - et accessoirement de réduire les dépenses de santé - par des préconisations d'hygiène et de nutrition, il confie, de l'autre, l'éducation à l'alimentation aux représentants de groupes d'intérêt agroalimentaires.
Déjà dans un rapport datant de 2010, l'UFC Que Choisir pointait du doigt cette contradiction et demandait que les programmes éducatifs concernant la nutrition fassent systématiquement l'objet d'une validation par le PNNS.

Visiblement les requêtes de l'association de consommateurs sont restées lettres mortes. En publiant coup sur coup deux articles, le site Internet spécialisé LaNutrition.fr vient en effet de révéler que l'Éducation Nationale avait noué des accords avec le CEDUS et avec le CNIEL.
Le Centre d'Études et de Documentation du Sucre (CEDUS), cet organisme distillant la parole de la filière française betterave - canne - sucre, sera chargé de développer, dans les écoles, des "activités nutritionnelles d'éducation au goût et à la consommation". Cherchez l'erreur.
Le Centre National Interprofessionnel de l'Économie Laitière (CNIEL) n'est pas en reste. Il peut se prévaloir d'un partenariat de longue date avec le Ministère et travaille au corps cuisiniers de restaurants scolaires, infirmières et médecins scolaires, conseillers des recteurs et directeurs d'académie pour s'assurer que les produits laitiers continuent à être prescrits en abondance dans l'alimentation de nos bambins - qui, bien sûr, seraient sans eux exposés aux pires carences et difficultés de croissance.
LaNutrition.fr recense, à l'appui de faits scientifiquement établis, les omissions et les contre-vérités dont les représentants des industries sucrière et laitière se préparent à farcir la tête de nos chers petits.

Former les élèves à la consommation

C'est édifiant, mais finalement pas très surprenant. En janvier 2011, nous vous invitions à lire une tribune de Martha Nussbaum consacrée à l'importance de l'enseignement des Humanités. Cette philosophe américaine y évoquait le risque rampant que représentait pour la démocratie la vision d'une école ne formant que des techniciens destinés à alimenter le fonctionnement d'une économie, d'un système productif, pas d'une société.
Nous l'avons mentionné plus haut, ils sont nombreux, les secteurs desquels, parfois faute de crédits, parfois par adhésion à des thèses promouvant l'entreprise à tout prix, l'État se désengage ou démissionne. La tentation est alors forte de remettre les clefs à ceux qui proposent de prendre le relai, ces derniers eussent-ils des motivations clairement antagonistes de la poursuite d'une mission d'intérêt général.

Le CEDUS parle d'éducation à la consommation. Cela devrait nous interpeller. Le CNIEL conçoit, selon ses propres termes, les élèves comme douze millions de "futurs adultes consommateurs". L'école n'est, au fond, pour eux qu'un moyen parmi d'autres de parvenir à maximiser la "lifetime value" (valeur vie client) de leur clientèle. Car il n'est question pour les professionnels du sucre, du lait ou de l'agroalimentaire au sens large que de marketing et de rentabilité. Nous n'avons pas affaire à des patrons de PME cherchant à préserver leur activité sur un ou deux exercices. Ces filières ont élaboré des stratégies pour construire aujourd'hui le chiffre d'affaires qu'elles dégageront sur les consommateurs des prochaines générations. Et pour cela, il faut recruter le client dès sa naissance et faire en sorte que toutes les campagnes de prévention ne fassent pas le poids pour l'inciter à décrocher de son conditionnement avant la fin de son cycle de vie.

Concernant l'alimentation, il n'y a aucune fatalité

Pas très réjouissant tout ça ...
Mais rien ne nous oblige à accepter que le système éducatif entretenu par le service public serve de creuset à l'engraissement de futurs consommateurs en puissance.
Débusquer les pièges du marketing, de l'instillation du sentiment de culpabilité chez les jeunes mères soucieuses de prodiguer le meilleur à leur progéniture jusqu'à l'exploitation des travers de nos routines de vie, c'est déjà se prémunir en partie des atteintes. Faire en sorte que nos contemporains et ceux qui suivront continuent à vouloir vivre ensemble et se comprennent comme des citoyens n'a rien d'évident mais reste tout à fait possible.
Si l'État abdique à certains égards face aux groupes d'intérêt, nous n'avons pas à en faire autant et restons les maillons de base des savoirs et des valeurs qui sont transmis à ceux qui apprennent aujourd'hui la vie.
Concernant l'alimentation en particulier, comme le suggère Jacques Puisais qui avait jadis pensé des classes citoyennes, pédagogiques, émancipatrices, il n'y a aucune fatalité. À condition de ne pas se laisser voler l'éducation au goût de nos enfants.

Références :

  1. 1- article de LaNutrition.fr sur la démarche du CEDUS
  2. 2- article de LaNutrition.fr sur la démarche du CNIEL
  3. 3- chronique radio de Dominique Dupagne sur l'accord passé entre CEDUS et Ministère de l'Éducation Nationale
  4. 4- rapport de l'UFC Que Choisir sur le marketing des produits alimentaires à destination des enfants
  5. 5- tribune de Martha Nussbaum sur ce qu'elle qualifie de crise planétaire de l'éducation

À lire ailleurs

De l'actualité récente, on pourrait ne retenir que la publication par la Revue Prescrire d'une nouvelle liste noire de 68 médicaments à éviter. Vous retrouverez aisément cette information qui a été relayée et commentée par de nombreux titres de presse.
Nous avons préféré vous proposer d'autres informations que vous auriez pu rater : des rencontres avec la recherche, un constat sur les piètres garde-fous sanitaires de notre production agricole à vocation alimentaire, des douleurs qui s'éteignent, des os qui repoussent et des révélations sur les manigances de l'industrie du tabac dans le Tiers-Monde.

INSERM - Les chercheurs accueillent les malades

Nous suivons toujours avec intérêt les travaux des chercheurs de l'Inserm. De mars à novembre 2014, 80 unités de recherche et plus de 180 laboratoires de cet institut cinquantenaire organisent une série de rencontres avec les malades. Au programme, maladies rénales, puis maladies rares, nutrition et maladies métaboliques et enfin maladies neurodégénératives. Une bonne occasion pour les intéressés d'aller voir de plus près ce que font ces équipes et surtout d'échanger avec elles pour mieux comprendre le fonctionnement et les enjeux de leurs recherches.

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Sécurité sanitaire alimentaire et finances publiques : alerte ?

William Dab, médecin et épidémiologiste s'intéresse sur son blog au rapport de la Cour des Comptes rendu public le 11 février. Cette institution qui surveille la tenue et l'allocation des finances publiques y émet des observations et des recommandations concernant notamment l'action du Ministère de l'Agriculture en matière de contrôles sanitaires. On apprend, par exemple, que le taux de contrôle de l'usage des pesticides n'était en 2012 que de 0,2% ou que la surveillance des contaminants à risque n'est tout bonnement pas mise en œuvre ... réduction drastique des effectifs mais également éparpillement de la responsabilité et des missions seraient à incriminer.

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For Mice, and Maybe Men, Pain Is Gone in a Flash

L'optogénétique, combinaison du génie génétique et de l'optique, permet de rendre des neurones sensibles à la lumière. En y associant des techniques de thérapie génique consistant à installer des molécules photosensibles dans les terminaisons nerveuses superficielles, une équipe de recherche de l'Université de Stanford a mis au point une sorte d'interrupteur permettant de contrôler non pas la cause de la douleur mais sa transmission au cerveau. Si la douleur représente en général une information utile au déclenchement d'une réaction, ces découvertes pourraient avoir des applications cruciales dans la prise en charge de maladies chroniques fortement invalidantes.

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Fish Fins vs Bones

Les docteurs Stankunas et Stewart, biologistes à l'Université d'Oregon étudient la capacité observée chez les poissons zèbres de faire repousser les os de leurs nageoires endommagées. Ils ont identifié deux mécanismes complémentaires à l'œuvre dans cette régénération : le premier, la dédifférenciation, réinitialise les cellules osseuses à un état de développement comparable à celui de cellules souches et soutient ensuite leur croissance pour remplacer les cellules perdues. Le second oriente les cellules nouvellement formées pour les réassembler sous forme d'ossature fonctionnelle et organisée. Les mammifères dont fait partie l'espèce humaine présentent également ces deux mécanismes et ces recherches laissent penser que de nouvelles approches thérapeutiques sont envisageables dans le traitement de membres ou d'organes mutilés.

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Face aux réglementations de plus en plus restrictives en Occident, les industriels du tabac se tournent vers les pays en développement, notamment en Afrique, avec une cible fragile : les enfants.

Think Africa Press fait le point sur les techniques des cigarettiers pour séduire le plus grand marché du Monde : la jeunesse des pays en voie de développement. L'Afrique, dont les réglementations limitant la vente et la promotion du tabac tardent à voir le jour, est une cible de choix. Les enfants, à la fois plus faciles à séduire et plus rapidement dépendants y représentent d'ores et déjà la manne dont rêvaient les Big Tobacco menacées en Occident par des politiques de plus en plus volontaires.

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Crédits photographiques : Martijn Nijenhuis

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