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35 - décembre 2013

La Lettre d'Information de Synphonat

Dossier de décembre
Science et tricherie : quels risques

Dossier de décembre - Science et tricherie : quels risques

Depuis le dix-septième Siècle, avec l'émergence de la philosophie des Lumières, nous avons faite nôtre l'idée que la connaissance, basée sur le raisonnement et l'expérience, constitue un vecteur essentiel de progrès pour l'Humanité.

Les sciences nourrissent donc notre compréhension du Monde et leurs avancées, porteuses d'espoirs parfois démesurés, nous fascinent. Les lettres d'information de Synphonat se font ainsi régulièrement l'écho de découvertes qui pourraient, à notre sens, révolutionner la santé humaine.

Notre compréhension reste désespérément limitée

Blocage de l'apparition de certaines maladies, traitements inédits à opposer à des pathologies jusqu'alors incurables, travaux visant à combattre les processus physiologiques du vieillissement lui-même, ... les perspectives semblent toujours plus folles.

Or notre compréhension et notre capacité à investiguer dans tous les domaines qui piquent notre curiosité restent désespérément limitées. Pour construire notre vision d'un univers de plus en plus complexe, nous sommes donc bien obligés de nous en remettre à la passion et à l'expertise des chercheurs et à la rigueur de leurs pairs relecteurs qui valident l'intérêt de toute nouvelle publication.

Nous dépendons de la motivation et de l'éthique de la recherche

Nous dépendons en cela de la motivation des femmes et des hommes qui ont embrassé une carrière scientifique à faire évoluer le socle de connaissances et à tirer leurs contemporains vers le haut. Nous sommes également tributaires de la volonté de leurs employeurs d'exploiter éthiquement les travaux de recherche.

De bien beaux principes ... souvent mis à mal par la nécessité de s'assurer une subsistance ... et parfois un peu plus.

Car les chercheurs ont besoin de trouver un emploi. Puis, dans leur intérêt ou dans celui de leur laboratoire et des recherches qu'ils y mènent, d'évoluer, d'être reconnus, d'être financés. Les entreprises développant une activité de recherche ont, elles, besoin de favoriser des sources de revenus pérennes basées sur l'exploitation - si possible exclusive - des trouvailles de leurs équipes. Les écoles formant les futurs chercheurs ont besoin d'être correctement classées pour continuer à drainer des capitaux nécessaires à leur fonctionnement. Et tout ce beau monde, dans un contexte de concurrence exacerbée, ne peut qu'alimenter la surenchère et le sensationnalisme des publications soumises aux revues scientifiques. Car c'est bien là que se situe la clef de voûte de tout le système de comparaison qui préside à l'attribution de bourses, de fonds, de promotions professionnelles de cet écosystème étroitement intriqué.

Or les critères quantitatifs retenus pour juger de la valeur des personnes, des travaux et des entités engagés dans cette compétition vont parfois à l'encontre de l'objectif initial de valorisation d'une recherche de qualité. Dans certains cas, les équipes de recherche sont simplement poussées à produire sans pouvoir prendre le temps de consolider leurs résultats ou encore à négliger une partie des mesures qui contredirait la validité d'une démonstration. Dans d'autres, des papiers sont soumis aux revues sans que la reproductibilité des manipulations ait été préalablement établie, autorisant qu'un résultat "accidentel" puisse servir de fondement à la poursuite d'une recherche incrémentale.

Plus graves que les mauvaises pratiques ou les négligences, la fraude scientifique

Plus graves que ces mauvaises pratiques ou ces négligences, certaines situations relèvent carrément de la fraude scientifique caractérisée, allant du plagiat jusqu'à la fabrication et à la falsification de données. Le plagiat pose un réel problème, au même titre que l'ajout d'auteurs n'ayant pas participé aux travaux ou de personnalités cautions que nous avons déjà évoqué dans notre lettre du mois d'octobre. Il repose sur le dévoiement du mécanisme de facteur d'impact qui sert théoriquement à classer les journaux scientifiques et indirectement à juger de l'importance relative des travaux de recherche qui y sont publiés. Nous reviendrons plus loin sur les raisons de ce phénomène.

Quoi qu'il en soit, pour peu qu'ils n'amplifient pas la publicité donnée à une information déjà fausse initialement, ces types de fraudes ne contribuent pas à dégrader l'état de la connaissance scientifique et ne sont donc susceptibles de provoquer ni une cascade de raisonnements et de conclusions erronés, ni une désinformation du public.

Il n'en va pas de même des cas de fabrication et de falsification de données. Ces dernières, en effet, contribuent à la diffusion de savoirs inexacts. Elles peuvent conduire à la prise de décisions inappropriées sur la base des évidences qu'elles ont établies et engendrer des pertes sanitaires et financières considérables. Ce sont précisément ces types de manipulations qui sont à l'origine des grandes fraudes dévoilées ces dernières années, comme le rappelle Anne Fagot-Largeault, Professeur honoraire au Collège de France, dans son article de 2011 "Petites et grands fraudes scientifiques - Le poids de la compétition". L'auteur y distingue différentes catégories de fraude et explique que les pratiques d'"inconduite" sont finalement assez répandues, à des degrés très variables, et finissent par être quasiment acceptées comme une réalité du monde de la recherche scientifique.

Elle va plus loin en décryptant les causes de cet état de fait. Pour elle, la course effrénée livrée par les équipes de recherche est clairement en cause : l'impératif "publish or perish" (publie ou meurs) pousse certains étudiants en science à bâcler leurs travaux ou à bidonner pour porter à leur actif des publications dans des revues scientifiques leur permettant d'optimiser leur valeur aux yeux des recruteurs ; les équipes de recherche établies sont en compétition pour l'obtention de crédits de recherche et, outre le nombre de publications, la réputation des auteurs, le prestige des journaux acceptant de les publier ou encore le nombre de citations par des études tierces sont autant d'indicateurs pris en compte pour l'allocation des fonds. Autant de critères sur lesquels la fraude est possible et où, au vu des enjeux, elle s'est développée avec plus ou moins de subtilité.

Un véritable marché noir de la science

Dans un billet daté de début décembre sur son blog, Pierre Barthélémy relaye une enquête parue récemment dans la revue Science qui illustre assez bien le caractère industriel qu'a pris le phénomène de fraude. Il y est question de la Chine mais l'article est le révélateur de tendances qui n'ont rien de spécifique à l'Empire du Milieu. Cinq mois d'investigation ont permis aux auteurs de l'enquête d'établir l'existence d'un véritable marché noir de la science, sur lequel s'achètent pêle-mêle l'ajout de co-auteurs à des études en cours de publication, à l'insu des vrais auteurs, ou la rédaction d'articles basés sur les recherches effectives de prestataires ou tout droit sorties de l'imagination de scribes anonymes. Les entreprises proposant ces services ont même poussé le raffinement jusqu'à s'assurer la publication desdits articles dans des revues scientifiques de premier ordre, suivies par le Thomson Reuters Science Citation Index. Or, si cette base de données sert au départ à calculer le facteur d'impact d'une revue scientifique, elle est fréquemment détournée de cet usage premier pour évaluer la productivité des chercheurs.

L'étendue de ces pratiques est difficile à évaluer mais elle est suffisamment conséquente pour que les autorités chinoises, craignant la déconsidération du pays en matière de recherche, affichent une politique de tolérance zéro vis-à-vis de ce type d'agissements.

Aux États-Unis, notamment parce que le gaspillage de l'argent des contribuables présenté comme éthiquement irresponsable représente une menace directe pour la poursuite d'une activité de recherche publique, l'Office of Research Integrity (dépendant du Ministère de la Santé) et la National Science Foundation ont graduellement fait de l'intégrité scientifique une condition sine qua non de l'attribution de crédits de recherche. En Europe, certains pays du Nord (Finlande, Norvège, Belgique, Danemark) se sont réellement dotés d'organes de lutte contre la fraude scientifique. En mai 2013, la Fondation Européenne de la Science (ESF) a participé à la troisième grande conférence internationale sur le sujet, à Montréal.

En France, il n'existe pas au niveau national d'instance dédiée au traitement de la fraude scientifique et c'est au final de la volonté individuelle des institutions de prévenir le phénomène que dépend la mise en place d'outils concrets. L'Université Claude Bernard de Lyon, l'INSERM et l'Institut Pasteur ont pris les devants et le CNRS, par la voix de son Comité d'Éthique, a conçu en novembre 2013 un guide destiné à promouvoir une recherche intègre et responsable dont une courte section est consacrée à la fraude scientifique.

Remettre la recherche scientifique au service du bien commun

Toutes ces initiatives, locales ou internationales, internes à une institution ou adoptées par tout un secteur d'activité, semblent cependant promises à un succès modéré tant les publications, les classements et les citations apparaissent aujourd'hui comme une condition de survie pure et simple aux différents échelons, du thésard jusqu'à l'équipe de recherche structurée de longue date. On ne peut donc que rejoindre les conclusions mentionnées dans l'article du Professeur Fagot-Largeault en appelant de nos vœux un profond changement de culture susceptible de remettre l'intégralité de la recherche scientifique, en particulier publique, au service du bien commun. Les perversions introduites, en la matière, par la compétition systématique sont nuisibles à la construction de la connaissance. Elles peuvent s'avérer dangereuses pour la santé quand patients ou soignants sont induits en erreur par les résultats d'études trompeuses. Il est primordial que nous puissions appuyer nos choix de santé sur un corpus scientifique fiable et éprouvé. L'excellence des travaux de recherche et l'implication sincère de ses acteurs en sont la seule garantie.

Références :

  1. 1- article d'Anne Fagot-Largeault - Petites et grands fraudes scientifiques - Le poids de la compétition
  2. 2- le facteur d'impact, expliqué sur Wikipédia
  3. 3- billet de Pierre Barthélémy sur les officines chinoises
  4. 4- guide de bonnes pratiques conçu par le Comité d'Éthique du CNRS
  5. 5- Déclaration de Montréal sur l'intégrité scientifique (en Anglais et à l'état de brouillon à l'heure où nous écrivons ces lignes)

À lire ailleurs

Nous restons pile dans le sujet puisque ce mois-ci, plusieurs études prometteuses pour la santé humaine ont retenu notre attention ... Ainsi qu'un billet de blog rappelant nos biais dans la prise en compte concrète de l'information scientifique.

Vaccine Implant Could Eliminate Painful Booster Shots

Une équipe de chercheurs allemands, suisses et français a mis au point - à ce stade sur la souris - un système de vaccin actionnable à distance basé sur l'utilisation de sphères d'hydrogel. Intérêt de ce procédé : une injection initiale n'aurait pas à être suivie des fastidieuses piqûres de rappel, comme c'est actuellement le cas, les doses successives de vaccin étant stockées localement dans l'attente du signal commandant au réseau de polymères la libération du vaccin dans l'organisme du patient.

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Genomics Could Blow Up the Clinical Trial

Les altérations du génome liées au cancer varient d'un patient à l'autre, même pour des tumeurs affectant le même organe. Mener des essais cliniques classiques sur des cohortes de sujets souffrant du cancer n'est donc pas toujours aisé, ni pertinent. À partir de 2014, les travaux dirigés par le Docteur Papadimitrakopoulou, oncologiste du MD Anderson Cancer Center de Houston, aux États-Unis, vont consister à tester plusieurs molécules de nouvelle génération dans le traitement du cancer du poumon en proposant aux patients un protocole individualisé basé sur les profils génomiques respectifs de leurs tumeurs.

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La plasticité cérébrale contre l'addiction

L'addiction aux drogues est d'autant plus difficile à tarir que leur consommation altère la plasticité cérébrale. Outre l'envie induite par la sensation physique de manque, les toxicomanes sont incités à réitérer les prises par l'ancrage rapide de routines, dont, la plasticité régressant, il est ardu de se défaire. Dans son numéro 60, le magazine Cerveau & Psycho suggère que des traitements pharmacologiques visant à restaurer la plasticité du cerveau permettraient de reconstituer la capacité à changer d'habitude et par conséquent de faciliter la sortie de la dépendance.

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Souris stressées, descendance perturbée

Une étude menée - encore une fois sur des souris - par une équipe de l'Université Emory d'Atlanta démontre qu'un stress infligé à ces rongeurs peut être retrouvé sur plusieurs générations, probablement par un mécanisme épigénétique. Selon ses auteurs, la méta-information fixée sur l'ADN serait véhiculée par les gamètes et impliquerait la possibilité d'une transmission du risque de maladies neuropsychiatriques telles que phobies, syndrome de stress post-traumatique.

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Non-publication of large randomized clinical trials: cross sectional analysis

Le British Medical Journal publie une analyse s'efforçant de quantifier les cas de non-publication d'essais cliniques. Sur 585 essais inclus dans le cadre de leur étude, les auteurs en ont recensé pas moins de 171 dont les résultats n'ont jamais été divulgués, concernant près de 300000 malades. La proportion d'essais non publiés est particulièrement élevée (32%) lorsque ces derniers sont financés par l'industrie. Les conclusions déplorent l'exposition inutile de malades dans des essais n'ayant pas de bénéfice réel pour la société et, en filigrane, Big Pharma est pointée du doigt.

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Bons élèves de l'agnotologie

En dépit de réalités scientifiquement établies, nous n'évaluons objectivement ni les dangers, ni les bénéfices de la consommation de certains aliments, certains médicaments ou encore du tabac. Sur son blog, Luc Perino explique que les grands groupes industriels et les lobbies qui les représentent ont parfaitement intégré la production de doute et de méconnaissance à leurs stratégies, misant sur la propension des médias à amplifier les informations à fort potentiel polémique.

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Ben Goldacre: combattre la mauvaise science

Et, en cette période de fêtes, si vous avez eu la persévérance de lire notre lettre jusqu'ici, une petite vidéo en guise de cadeau de fin d'année. Ben Goldacre, médecin psychiatre, féru d'épidémiologie et auteur de la rubrique "Bad Science" du Guardian réalise lors d'une des conférences TedX un exposé tambour battant sur son sujet de prédilection : la "mauvaise science". En 14 minutes bourrées d'humour et d'exemples, il délivre quelques clés pour repérer les signes d'une manipulation scientifique.

voir la vidéo (en Anglais mais, rassurez-vous, les sous-titres sont disponibles en Français)

Crédits photographiques : Nic McPhee

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