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30 - mai 2013

La Lettre d'Information de Synphonat

Dossier de mai
DSM-V : Sommes-nous tous fous ?

Dossier de mai - DSM-V : Sommes-nous tous fous ?

Les médias consacrent régulièrement leurs gros titres aux dernières statistiques concernant la consommation d'anti-dépresseurs, en France et, plus largement, dans une société occidentale en proie à la dépression, à l'anxiété et à une liste toujours plus longue de souffrances psychologiques.

Des nouvelles formes de troubles mentaux semblent émerger chaque jour : TDAH pour l'enfant, addictions, burnout et troubles bipolaires pour l'adulte, Alzheimer pour la personne âgée, ... À chacun sa maladie mentale. Or, à y bien regarder, une partie de cette apparente pandémie pourrait bien trouver son origine dans l'évolution des méthodes de diagnostic.

La publication toute récente du DSM-V (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders - cinquième édition) et le flot de controverses que suscite l'ouvrage sont une bonne occasion de réfléchir un peu à la question.

La société s'est longtemps contentée d'isoler les individus dont elle jugeait la condition mentale incompatible avec la vie du groupe en les classant simplement comme fous et en les enfermant loin des regards. En France, au dix-neuvième siècle, notamment avec Esquirol, ceux qui n'étaient jusqu'alors que des "aliénés" commencent à faire l'objet d'une prise en charge médicale. Depuis lors, l'attention et la compréhension des maladies mentales n'a cessé de s'affiner. Les théories et les disciplines dédiées à leur traitement ont connu un formidable essor avant de parvenir à la synthèse qu'est aujourd'hui la psychiatrie.

Ses outils sont variés et s'efforcent - dans la mesure du possible - de répondre à toutes les situations de détresse, d'incapacité ou de souffrance psychologiques. Les méthodes d'analyse et les traitements notamment médicamenteux doivent donc être d'autant plus précisément choisis que la connaissance des symptômes spécifiques permet de déterminer finement le trouble qui affecte un patient. La justesse du diagnostic est cruciale et les médecins psychiatres s'appuient donc sur des référentiels caractérisant et classifiant les maladies mentales pour émettre leurs avis. Les deux "bibles" en la matière sont la Classification Statistique Internationale des Troubles et Problèmes de Santé Connexes (ICD) de l'OMS et le très influent, bien que moins usité, Manuel Diagnostic et Statistique des Troubles Mentaux (DSM) publié par l'American Psychiatry Association (APA).

C'est à ce second ouvrage, dont la cinquième édition vient tout juste de paraître, que nous souhaitons ici nous intéresser.
Apprécié au fil de ses révisions pour le travail accompli de standardisation des catégories et critères de diagnostic psychiatrique, ce manuel est par ailleurs fortement critiqué, y compris par certains de ses principaux auteurs.

Pour mieux comprendre cette contradiction - et accessoirement l'intérêt de ce sujet un peu technique pour ne pas dire aride - il faut revenir à la vocation initiale du DSM. Il s'agit, dans sa première livraison de 1952, d'une tentative de recenser statistiquement les troubles mentaux d'une Amérique sortant de la Seconde Guerre Mondiale pour offrir un cadre d'analyse destiné à faciliter un diagnostic standardisé. À l'époque, une nomenclature de 106 troubles distincts est ainsi établie. Le nombre de ces "catégories de diagnostic" n'a dès lors cessé de progresser, passant à 182 en 1968, 292 en 1987, 297 en 1994, 365 en 2000, pour atteindre dans la version actuelle, qui nous préoccupe, un inquiétant décompte de 410 catégories de troubles mentaux.

Pourquoi cette évolution doit-elle nous inquiéter ?

Est-ce que cette cette explosion du nombre de catégories listées par le DSM signifie que nous côtoyons de plus en plus de fous ?
Est-ce qu'elle témoigne, au contraire, d'une meilleure connaissance des pathologies mentales permettant d'opérer des distinctions d'une précision jusqu'alors inégalée et, par voie de conséquence, de poser des diagnostics d'une exactitude parfaitement indiscutable ?
En fait, probablement ni l'un, ni l'autre ... Car les polémiques sont nombreuses autour du DSM, de l'outil qu'il constitue, de la méthodologie retenue pour l'élaborer et surtout des risques liés à son usage.

La principale critique qui lui est adressée émane de ceux-là même qui ont dirigé tour à tour ses travaux d'écriture. Robert Spitzer a ainsi déclaré a posteriori que le DSM-III datant de 1980 - dont il avait conduit la task force - avait entraîné la médicalisation de 20 à 30% de sujets ne souffrant potentiellement d'aucun problème mental. Après lui, Allen Frances qui avait dirigé les travaux du DSM-IV a mis en garde contre certaines des évolutions introduites par le DSM-V, déclinant, pour marquer les esprits, ce qui constitue selon lui les dix pires changements survenus dans cette dernière édition. Pour lui l'application au pied de la lettre des catégories du manuel est susceptible de conduire à ce que des millions de personnes présentant des attitudes comme le chagrin, l'inattention, la voracité, la préoccupation ou encore la réaction au stress soient considérées à tort comme "malades" et fassent l'objet de traitements inappropriés.

Nombreuses sont les voix qui prêtaient aux rédacteurs du DSM des conflits d'intérêt, taxaient l'ouvrage depuis ses origines de biais culturels ou encore de limites méthodologiques inhérentes à une approche béhavioriste s'attachant aux comportements observables ou le considéraient entaché de partis pris politiques ou scientifiques. Près de 70% de l'équipe de rédaction du DSM-V ont en effet reconnu avoir des liens financiers avec l'industrie pharmaceutique.
Comment ne pas voir, sachant cela, un lien entre, d'une part, l'inflation des troubles mentaux recensés et la frontière ténue séparant des comportements anodins de maladies mentales avérées et, d'autre part, l'avènement d'innombrables médicaments à usage unique adaptés à chacune des situations diagnostiquées ?

Alors, évidemment, le bon sens voudrait que ce manuel soit utilisé avec discernement par des professionnels de la psychiatrie qui sauront s'appuyer sur la qualité du travail fourni pour parvenir à une grille de critères et de catégories aussi aboutie. De par leur formation, ils combineront utilement ce référentiel avec les connaissances en psychodynamique qui leur permettront de déterminer, pour chaque cas, la réponse la plus appropriée à apporter aux détresses, incapacités et souffrances de leurs patients et de ne pas prescrire à l'excès les jolies pilules que l'industrie pharmaceutique ne manquera pas de leur proposer.
En revanche, un des risque majeurs liés à la publication en l'état du DSM-V - sans, faute de temps, que l'American Psychiatry Association ait mené la phase de test initialement prévue en guise de contrôle qualité - est que les professionnels de santé intervenant en première ligne de défense, eux non formés aux subtilités de la psychiatrie, se l'approprient sans être conscients des nécessaires précautions à adopter dans les prescriptions découlant de sa lecture.

Allen Frances, encore lui, nous invite à combattre la croisade des grands groupes pharmaceutiques visant à faire de tout signe d'excentricité une maladie. Craignant que la diffusion du Manuel de Diagnostic de l'APA provoque une inflation diagnostique - au profit des grands laboratoires - il rappelle avec raison que la diversité et la non conformité sont des chances et que, au regard de la classification des troubles mentaux édictée par le référentiel, une bonne partie des personnalités qui ont fait l'histoire de l'Humanité aurait été placée sous antipsychotiques.

Références :

  1. 1- Classification des troubles mentaux : quelques explications sur Wikipédia
  2. 2- Ressources sur les troubles mentaux sur le site de l'OMS
  3. 3- Présentation du DSM-V sur le site de l'American Psychiatric Association (en Anglais)
  4. 4- Steven Sharfstein expliquait en 2005 comment les membres de l'APA se sont laissés dépasser par Big Pharma (en Anglais)
  5. 5- Critiques à l'encontre du DSM-V sur le Quotidien du Médecin
  6. 6- ABC News revient sur les conflits d'intérêts qui entourent le groupe de travail du DSM-V (en Anglais)
  7. 7- Les dix pires altérations lors du passage à la cinquième édition du DSM relevées par Allen Frances ... (en Anglais)
  8. 8- ... et le plaidoyer du même Allen Frances pour préserver la normalité que représentent nos différences (en Anglais)

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Crédits photographiques : Andrea Schaffer

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